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Licence de libre diff. : un contrat passé avec l'humanité ?

Suite à un message de dana dans un autre sujet sur le forum, j'aimerais réagir sur la notion de « contrat passé avec l'humanité » qu'il y développe.


DISCLAIMER : je ne suis pas juriste pour deux sous, je me contente d'utiliser mon bon sens, ma vague expérience, et ce que je comprends du monde « fabuleux » de la propriété intellectuelle et des contrats.

dana écrit:
Quand un auteur céde tout ou partrie de ses droits patrimoniaux à un tiers, cette cessation concerne la partie III du CPI , au titre de l'exploitation de ses droits. l'auteur en quelque sorte, en cédant ainsi uen partie de ses droits, en fait commerce : c'est ainsi qu'il gagne sa vie.
Mais dans le cas des licences CC, le tiers n'est pas n'importe qui : c'est l'humanité : du coup, quand on s'adresse à l'humanité toute entière, on se place du point de vue du droit des auteurs et pas seulement des contrats
Il y a là une ruse des licences CC (et autres) à vouloir faire passer un contrat avec l'humanité pour un contrat comme un autre
Or, il est évident que le droit distingue les deux choses

J'ai décrit dans mon essai sur la dissémination de la musique comment les licences de libre diffusion RUSENT avec l'article 122.4 du CPI en faisant usage de ce droit de consentement a priori
en consentant à l'avance pour l'humanité toute entière à la représentation et la reproduction (objets des droits des auteurs je le rappele)
Art. L. 122-4. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque.

Donc c'est la première ambiguité

Si je comprends bien, le fait d'apposer une licence Creative Commons ou autre licence de libre diffusion à une œuvre serait, de la part de l'auteur, un consentement a priori, en direction de « l'humanité », de certains usages relevant de la représentation et de la reproduction de l'œuvre.

Ce consentement a priori, qui s'adresse ici à toute l'humanité -- à noter qu'il pourrait s'adresser à des groupes délimités, comme dans les licences qui ne s'adressent qu'aux pays en développement par exemple --, s'opposerait alors au régime contractuel habituel, qui implique une identification claire des parties.

Le Code de la propriété intellectuelle n'a pas été conçu pour ce genre de largesses, mais l'article 122-4 du CPI est assez large, justement, pour permettre à l'auteur de donner son consentement de la manière qu'il souhaite, et non pas uniquement de la manière imaginée par le législateur. On peut y voir une « ambiguïté », mais dans ce cas il ne me semble pas qu'il s'agisse d'une ambiguïté juridique, et cela ne me semble pas remettre en cause la valeur juridique des licences de libre diffusion qui s'appuieraient sur le 122-4... Si le législateur n'avait pas ce genre de pratique en tête, ça n'a finalement pas une grande importance d'un point de vue juridique -- d'un point de vue idéologique, c'est une autre affaire.

Bon, on aurait donc une petite ambiguïté... mais est-ce vraiment le cas ?

Qu'est-ce qui serait si « différent » dans le cas d'une licence de libre diffusion, par rapport à des contrats classiques ?


L'idée selon laquelle une licence de libre diffusion serait un contrat passé avec « l'humanité » me semble erronée, pour ce qui est de l'analyse « technico-juridique ». Pour être plus clair : je pense que non seulement c'est pas mal à côté de la plaque, mais en plus ça risque de fausser l'analyse.

Je ne vois aucun élément concret qui indiquerait qu'une licence Creative Commons -- au hasard -- serait un contrat avec « l'humanité ». Rien n'interdit à tel ou tel auteur de voir et de présenter les choses ainsi, mais ça n'a rien à faire, il me semble, dans une analyse peut-être pas purement, mais au moins partiellement, juridique.


Petit exemple théorique

Prenons un exemple concret : Florent publie sur son site un article sous une licence de libre diffusion, disons au pif une Creative Commons BY-ND. Florent peut fantasmer tant qu'il le souhaite sur le magnifique contrat qu'il vient de passer ainsi avec l'humanité, pour l'instant aucun contrat n'a été passé avec qui que ce soit. Le texte est sur le site, accompagné d'une mention qui pointe vers le texte intégral d'un contrat-type, que Florent se propose de passer avec le lecteur.

Ce contrat-type n'est pas là pour permettre la lecture de l'article : l'article a déjà été publié par Florent lui-même, sans péage à l'entrée pour le lecteur. Bon. À quoi sert le contrat-type, alors ? Eh bien, Florent propose au lecteur d'utiliser l'œuvre publiée selon certaines conditions, précisées dans le contrat-type, avec certaines conditions. À prendre ou à laisser.

Disons que Georgette, première lectrice à tomber sur ce texte (plusieurs heures après sa publication, la fréquentation sur le site de Florent étant très modeste), ne voit pas d'intérêt à ce contrat-type, ou ne soit pas intéressé par ses termes, ou même n'y fasse pas du tout attention. Donc Georgette laisse, et aucun contrat n'a été conclu avec qui que ce soit pour l'instant.

Basil se pointe ensuite, lit quelques lignes, s'en va. Rien à signaler.

Passent encore quelques lecteurs. Aucun ne voit d'intérêt à ce qui est proposé (en dehors de la simple lecture de l'article, qui lui-même est bien entendu passionnant) par Florent. Certains peuvent classer cet article dans leurs favoris, pour peut-être y revenir plus tard, et s'intéresser alors aux conditions proposées pour une utilisation plus étendue (citations longues, reproductions/diffusions intégrales, etc.), mais pour l'instant rien.

L'humanité tarde à venir accepter ce contrat avec Florent, mine de rien. Et tant que l'humanité n'accepte pas le contrat, on ne peut pas parler de « contrat passé avec l'humanité », non ? Entre une simple offre et un contrat accepté, il y a tout de même une nuance de taille. ;)

Le lendemain, Dalila passe par là, lit l'article, voit la mention d'une licence et se dit « Ça par exemple, il semblerait que je puisse reproduire cet article divin sur mon modeste site Ouèbe personnel. Voilà une opportunité qu'il me tarde de saisir ! ». Dalila accepte donc le contrat (comme c'est que du bonus pour elle, elle ne se pose pas plus de questions), et fait une copie du texte, qu'elle ira coller sur son blog en mentionnant le contrat passé entre elle et l'auteur, et qui l'autorise à effectuer cette reproduction.

À la fin de la journée, la situation n'a pas vraiment évolué. On peut faire les compte :
- proposition de contrat renouvellée 32 fois (pour 32 lecteurs) ;
- proposition zappée par 11 lecteurs ;
- proposition jugée peu intéressante (dans l'absolu ou dans l'immédiat) par 20 lecteurs ;
- proposition jugée directement intéressante par une lectrice ;
- nombre de contrats passés : 1 contrat, entre Florent et Dalila.


Ce petit exemple, que j'espère pas trop manipulateur, montre que la notion de « contrat passé avec l'humanité » ne correspond pas à ce qui se passe en pratique. Même pour une œuvre qui serait communiquée, accompagnée d'une proposition d'utilisation étendue via une licence de libre diffusion, à un public très important, ne toucherait qu'une infime partie de l'humanité, bien sûr.

J'imagine bien que dana ne voulait pas dire par « contrat passé avec l'humanité » qu'une œuvre placée sous licence de libre diffusion pourrait, en pratique, atteindre l'humanité dans son ensemble. Il s'agissait probablement -- mais je peux me tromper -- de souligner le fait que le contrat en question ne s'adresse pas à une personne en particulier, mais à toute personne susceptible de l'accepter, sans discrimination. Mais la notion de « contrat passé avec l'humanité » me semble tout de même fausse, à deux égards :

1 - Une proposition de contrat n'est pas un contrat accepté !
Comme souligné par mon petit exemple ci-dessus, la licence apposée sur une œuvre n'est qu'une proposition. Elle n'est pas systématiquement un contrat entre l'auteur et une autre personne (physique ou morale, d'ailleurs). Il n'y a de contrat de passé qu'à partir du moment où la personne physique ou morale confrontée à la proposition accepte le contrat.

De plus, « L'humanité » ou « le public » étant des notions abstraites, des vues de l'esprit, il est peu probable qu'il soit possible à ces notions d'accepter un contrat. :D
dana écrit:
Or, je le répète, ce n'est pas tout à fait la même chose de passer un contrat avec un exploitant et avec l'humanité (dans le second cas, on est dans le domaine des droits de l'homme si je puis dire).
Ça n'est pas la même chose, mais il n'y a même pas lieu de comparer : aucun auteur ne passe jamais le moindre contrat avec l'humanité, ou avec le public, ou avec quelque entité qui ne soit pas définie légalement. Le reste appartient à la position philosophique ou idéologique de l'auteur concerné, qui peut voir dans son geste un engagement (même ridiculement modeste) envers « l'humanité », ou envers « le public ».

2 - Un contrat dont l'acceptant ne serait pas défini, une spécificité des licences de libre diffusion ?
Maintenant, le fait de proposer un contrat à des personnes physiques ou morales qui ne sont pas identifiées à l'avance -- un contrat « en blanc » -- est-il une pratique si étrange ? Il me semble que non.

Je ne suis pas juriste, et je connais mal les typologies de contrats, mais il me semble qu'il existe des contrats « génériques » dont l'acceptant n'est pas défini à l'avance. N'est-ce pas le principe de la plupart des contrats qualifiés de « licence », qu'ils soient permissifs ou restrictifs ? N'est-ce pas le cas du CLUF qui accompagne un logiciel comme Microsoft Windows XP Home Edition, par exemple ? Ou encore de certains accords de garantie, lors de l'achat d'un objet manufacturé ?

Je n'y vois donc aucune spécificité des licences libres ou des licences de libre diffusion.

La vraie ambiguïté, dans ce contexte, ne concerne pas spécifiquement les licences de libre diffusion, mais toutes les licences ou contrats qui ne recquièrent pas une signature ou autre acte formel qui serve de preuve de l'accord. Ce sont tous les contrats -- loin d'être limités aux licences libres ou licences de libre diffusion -- qui sont du type : « si vous faites ceci, cela vaut acceptation de telle charte/conditions d'utilisation/etc. » Dans le cas des licences de libre diffusion, c'est souvent poussé à l'extrême, pour des raisons pratiques : on propose rarement le téléchargement d'une chanson ou la copie d'un texte via un formulaire avec case « j'accepte les conditions d'utilisation de l'œuvre spécifiées dans la licence “machin” » à cocher obligatoirement. Mais certains services web ne sont pas plus formels, ou parfois certaines conditions de vente en magasin, donc là encore je ne vois pas de spécificité. Juste une ambiguïté qui touche de nombreux secteurs. Dans le cas des licences libres, le fait de réutiliser l'œuvre est considérée comme une acceptation de la licence, vu que seule la licence permet ces utilisations qui sortent du champ des exceptions au droit d'auteur... et le non-respect des conditons vaut alors rupture du contrat. De plus, la validation « automatique » du contrat de licence ne pose pas vraiment de difficulté dans le cas des licences de libre diffusion, à partir du moment où ce qui est proposé va uniquement dans le sens d'avantages plus large pour l'acceptant.

Mais, je le répète, cette ambiguïté sur la validation « automatique » ne concerne pas que les licences libres.



Pour finir, pourquoi est-il important de ne pas parler de contrat « passé avec l'humanité » ?

Il me semble que l'idée d'un contrat passé avec l'humanité, ou même avec le « public », permet trop facilement de perdre de vue la réalité concrète du fonctionnement des licences de libre diffusion. Si le simple fait de proposer une œuvre selon les termes d'une licence de libre diffusion est considéré comme « un contrat passé avec le public/l'humanité », cela revient à penser l'œuvre comme étant désormais habitée d'une qualité intrinsèque : le fait d'être sous licence « machin ».

Or, une œuvre n'est jamais « sous licence “machin” », ça n'est qu'un abus de langage, une simplification rhétorique qui a un inconvénient : elle entraîne un amalgame entre d'une part l'œuvre elle-même, et d'autre part les conditions de sa diffusion dans un contexte donné.

Théoriquement, un auteur peut très bien proposer une même œuvre selon les termes d'une licence de libre diffusion dans un contexte A, et selon les termes du droit d'auteur « plein » dans un contexte B. La personne qui récupère l'œuvre proposée dans le contexte B, et en fait une utilisation conforme à la licence de libre diffusion proposée dans le contexte A, est théoriquement dans l'illégalitée. Bien sûr, personne n'ira lui chercher des poux dans la tête pour autant. MAIS, la nuance est importante.

Cette nuance -- le simple fait que la licence de libre diffusion utilisée dans un contexte donné ne devient pas une propriété naturelle de l'œuvre -- permet de mieux comprendre les cas de licence double. Par exemple, le livre Du Bon usage de la piraterie de Florent Latrive est proposé selon les termes d'une licence Creative Commons à plusieurs endroits sur le web (et sûrement sur un ou deux réseaux P2P), dans plusieurs versions différentes, mais la version papier publiée par Exils éditeurs est « tous droits réservés ». Ça n'est pas une contradiction, mais une simple utilisation souple des licences de libre diffusion.

Un autre exemple : on dit parfois que le fait d'apposer une licence sur une œuvre est un acte « définitif », qui lie cette œuvre à cette licence. C'est évidemment faux, et rien n'interdit à l'auteur de changer les termes de la diffusion, en utilisant une licence différente, ou pas de licence du tout. Bien sûr, dans la pratique les différents acceptants de la première licence peuvent redistribuer l'œuvre selon les termes de cette première licence... Le changement opéré par l'auteur n'est donc que partiel, et ne concernera que les nouveaux « contrats » passés. Si la puissance de diffusion de l'auteur est plus forte que celle des différents acceptants de l'œuvre « sous » la première licence, la deuxième licence l'emporte, mais uniquement statistiquement.
Un auteur ne peut donc pas « changer la licence », il ne peut que changer de licence.

Sur ces dernières précisions, je vous tire ma révérence. :)

Réponses

  • mon cher je m'incline
    d'abord parce que là je dois me connecter (ma chérie dort et je la dérange avec ma manière sauvage de frapper sur mon clavier)
    et d'autre part parce qu'une lecture un peu rapide de ton post m'a convaincu
    en fait
    ce qui me plait dans cette idée de contrat passé avec l'humanité c'est deux choses :
    1° ça relève d'un lexique qui n'est pas sans faire écho aux débats ayant au XVIII eme siècle conduit à l'invention du droit des auteurs.. je suis influencé linguistiquement
    2° je distinguais ainsi le contrat d'exploitation classique (entre un auteur et un éditeur) et ce type de contrat qu'est la licence de (libre ou choucroute) diffusion.
    Mélanie dulong de rosnay dit explictement que les licences CC sont un contrat
    et le texte de la licence précise que c'est un contrat entre l'auteur et un acceptant
    donc tu as tout à fait raison

    mais
    d'un point de vue philosophique (??°) j'ai juste voulu souligner le caractère d'autorisation (et de consentement pour parler en droit français) A PRIORI pour n'importe quel "acceptant" "usager" ou qui l'on voudra, c'est-à-dire dans mon esprit, de toute l'humanité en puissance
    mais tu as raison de souligner que c'est le cas de toute LICENCE par définition

    ça n'est donc pas une caractéristique pertinente de nos licences de libre diffusion

    dont acte
    et merci

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